Quand l'opéra doit réapprendre le respect (Le Temps du 12 septembre 2023) par Emiliano Gonzalez Toro, ténor et chef d'orchestre
Le célèbre chef d'orchestre John Eliot Gardiner a frappé en plein visage un chanteur qui avait eu le malheur de quitter la scène du mauvais côté. Vite devenue virale, «l'affaire Gardiner» est apparue comme la goutte qui fait déborder le vase; mais c'est aussi, hélas, la pointe émergée de l'iceberg. Contrairement à ce que l'on pense communément, les chanteurs n'ont leur mot à dire ni sur la direction musicale, ni sur les mises en scène dans lesquelles ils se produisent. Leur contrat stipule la plupart du temps qu'ils doivent se plier à toutes les demandes du metteur en scène. Or, lorsqu'ils acceptent un engagement, ils savent rarement quelle est l'équipe artistique avec laquelle ils vont travailler, car elle dépend uniquement des choix du directeur de l'institution qui les emploie. Depuis plus de quinze ans, le Regietheater uniformise les scènes du monde entier. Il s'adresse à un public de connaisseurs, élitiste et blasé; il déconstruit, mais ne reconstruit rien à la place. De plus en plus d'artistes (comme Jonas Kaufmann ou Ludovic Tézier) commencent à exprimer leur mécontentement face à des mises en scène qui ne servent ni l’œuvre ni les interprètes, et encore moins le public.
Dans ce type de production, les artistes doivent subir des situations parfois humiliantes, qui représentent une « vision » de metteur en scène qui ne respecte ni la partition ni le livret. Il arrive que ces situations nous mettent en danger vocalement, tout en desservant in fine et l'œuvre, et l'interprète. Paradoxalement, c'est pour nous, artistes, une double punition, car si nous encaissons des situations parfois extrêmes, c'est pour le public ; or le public d'aujourd’hui réagit mal, ou pire : il ne vient plus. Combien de fois, à la sortie des artistes, ai-je entendu des spectateurs me dire qu'ils préféraient désormais les versions de concert, ou même écouter en fermant les yeux ?
Enfant, je faisais partie de la maîtrise du Conservatoire populaire. Bien que né de parents immigrés, ayant grandi dans un quartier modeste, j'ai eu la chance de chanter sur la scène du Grand Théâtre, qui accueillait régulièrement des icônes comme Samuel Ramey. Les chanteurs locaux pouvaient se produire aux côtés d'artistes internationaux comme Raimondi, Pavarotti ou Chailly. Certaines stars d'aujourd'hui ont fait leurs premières armes à Genève : Thomas Hampson, Joyce DiDonato, Anja Harteros, Jonas Kaufmann... Dans la rue, des gens de tous milieux faisaient la queue pendant des heures pour avoir des abonnements, preuve que le Grand Théâtre, avec ses distributions exceptionnelles et son aura de prestige, savait parler à tous.