Conférence d'André Lischke : De Janacek à Chostakovitch, deux Katia pour des amours fatales
Spécialiste de la musique russe, le conférencier a littéralement « conté » les deux opéras, détaillant le premier, moins connu, résumant le second, plus souvent représenté.
Deux opéras russes écrits à une dizaine d’années d’écart :
1.Katia Kabanova, de Janacek en 1921
Le roman L’Orage, de Ostrovski, inspire le livret. Les noms de certains personnages rappellent le sanglier, la brute, le barbare..., nous sommes dans une ville imaginaire, reculée et obscurantiste, au bord de la Volga. Les seuls personnages plus évolués sont Barbara et son amant, l’instituteur. Tikhone est le mari falot de Katia et surtout le fils de la monstrueuse Kabanova qui n’aime pas sa belle-fille. Une autre brute, Dikoï, a un neveu qu’il maltraite, Boris.
Barbara écoute Katia raconter sa belle et pure enfance. Katia est obsédée par l’idée qu’elle pourrait tomber dans le péché, au point de supplier son mari, partant en voyage, de l’emmener pour la garder de succomber. Sa belle-mère l’oblige à promettre à son mari de ne succomber à aucune des interdictions.
Bien entendu, Katia cède au jeune Boris, malgré sa résistance pour se garder du péché. Elle avoue son amour pendant un orage terrible, sa faute est vite connue et elle se suicide en se jetant dans la Volga. La belle-mère recueille doucereusement les témoignages de sympathie des villageois.
2.Lady Macbeth du district de Mzensk, Chostakovitch, 1932.
Lui aussi est inspiré d’un récit, de Leskov. Le milieu est le même : ville-bourgade peuplée d’obscurantistes, bestialité ambiante, mais pas de notion obsédante du péché. La belle-mère de l’une veillait au grain, le beau-père de l’autre aussi, mais avec des espérances plutôt incestueuses.
Un amant encore timide pour l’une, beaucoup plus assuré pour l’autre, d’où une scène de sexe (viol ?) très explicite qui ne plut guère aux censeurs. Deux adultères, mais cette Katerina commet un meurtre (elle empoisonne son beau-père avec des champignons), son amant tue le mari à son retour de la foire. Les voilà tous les deux en chemin pour le bagne, mais l’amant (Sergueï) délaisse Katia qui tue sa rivale et plonge avec elle.
Pourquoi les rapprocher ?
Il n’y a pas d’influence musicale avérée entre les deux, malgré les ressemblances du livret et la proximité temporelle.
Les compositeurs :
*Janacek, Tchèque très proche de la musique et des coutumes russes, a composé divers types de musique et en particulier 9 opéras. Parmi eux : Jenufa , Katia Kabonova, La petite Renarde rusée, L’Affaire Makropoulos, De la Maison des Morts. Janacek s’inspire de la littérature russe (Taras Boulba, Sonate à Kreutzer...), mais est également très intéressé par le réalisme social. Il a 67 ans à la rédaction de son opéra.
La musique de Janacek est souvent très mélodieuse, s’inspire souvent du folklore russe mais présente aussi des aspérités très modernes.
*Chostakovitch, Russe dont le rapport avec le pouvoir a varié : mis en avant, menacé, adulé, devenu une icône... Le pouvoir stalinien l’a beaucoup surveillé. Il a 25 ans à la rédaction de son opéra, il est fasciné par l’avant-garde. Mais en 1936 débutent les procès de Moscou, il est menacé.
Le contexte historique :
L’art soviétique s’est d’abord libéré, une avant-garde émerge, mais très vite elle est vue comme témoignant de valeurs réactionnaires. Le souci des bonnes mœurs se généralise, les livrets des deux compositeurs ne vont pas vraiment dans cette direction. La scène de sexe vaudra des ennuis au musicien.
Le contexte des récits :
Dans les deux cas, on se trouve dans des villes / bourgades quelconques, reculées, villes de marchands, milieux glauques, bornés, religieux, englués dans la tradition.
Deux héroïnes :
Si chacune a un mari falot (pas phallo...), voire impuissant, qui part en voyage au bon moment, et un beau-père ou une belle-mère très présents qui les oppriment. Si elles trompent le mari et finissent par en mourir sous l’opprobre de la société, elles sont cependant différentes.
• La Katia de Janacek est devenue dure après une enfance heureuse, mal mariée, elle est très sensible au péché, elle est angoissée à l’idée de succomber. Sa belle-mère est jalouse du temps que lui consacre le mari. Quand elle succombe, il ne lui reste que le suicide dans la Volga, qui est le fleuve russe par excellence et représente aussi la mort. Elle se punit elle-même.
• La Katia de Chostakovitch est emplie de bestialité. Si la scène de sexe peut être vue comme un viol, Katia n’est pas vraiment en révolte. Elle a peut-être des remords, son beau-père la hante (fantôme). La société la punit (bagne), son amant la délaisse, elle tue sa rivale et en meurt.
Audition de scènes importantes (Katia Kabonova) :
1. Début : les tonalités menaçantes de la fin succèdent à de joyeux grelots qui indiquent le départ (fatal) du mari en traîneau.
2. Scène Katia / mari / belle-mère : on ne comprend pas la peur du péché de Katia et la voici obligée d’égrener les formules qui l’empêcheront ( ?) de succomber au péché. Remarque : le ténor qui chante le mari doit avoir une voix presque médiocre. On a une belle mélodie, entrecoupée de tensions, dissonances orchestrales, assez typiques de Janacek.
3. Deux couples dans la nuit : Barbara et son amant invitent Boris qui va séduire Katia, les deux couples chantent dans la nuit. Musique animée, exclamations de Katia, protestations enflammées de Boris...
4. L’aveu de Katia : il a lieu pendant l’orage (titre de la nouvelle), alors que l’instituteur (progressiste) explique à Dikoï, borné et entêté, les mérites du paratonnerre. Au plus fort de l’orage, Katia fait son aveu.
5. Après le suicide : on voit Katia, hagarde, sauter dans la Volga et on entend la belle-mère remercier avec obséquiosité les villageois qui la soutiennent. Et le chœur, ensuite, semble émerger de la Volga. La fin est abrupte.
Audition de scènes importantes (Lady Macbeth...) :
À la suite de la censure (due entre autres à la scène écoutée ensuite), le compositeur remanie, renomme, édulcore... Staline est mort, on peut ensuite reprendre l’original.
1. LA scène sexuelle explicite : l’action est progressive, puisque Katia s’interpose entre Sergueï et une servante qu’il presse, du coup il s’introduit dans la chambre de Katia sous prétexte de mesurer leurs forces. Cette musique est brutale, pleine de joie sauvage (se rappeler que le compositeur a 25 ans environ), d’une maîtrise orchestrale parfaite. Une touche de vulgarité (le trombone à la fin, qui lâche quelques dernières notes un peu fatiguées).
2. Le crime de Katia allant vers le bagne : on entend le cri de rage de Katia, les cris de sa victime et les siens quand elles se noient, c’est aussi très violent. Mais la fin est marquée par le chant du vieux bagnard (au nom du chœur et avec lui) évoquant le destin de ces bagnards en route vers la Sibérie.
Conclusion :
Deux destinées tragiques, l’une hantée par le péché, l’autre par la bestialité inhérente à son milieu.